Le "lean farming" en TSF à Thaon-les-Vosges

Les 23 et 24 octobre derniers, 16 jardins de Cocagne (directeurs-trices et encadrant-e-s) ont répondu à l’initiative du réseau cocagne et de Fréderic Fesneau et son équipe pour une découverte d’une théorie et d’une pratique d’optimisation technique, économique et sociale de la production et distribution en maraichage bio d’insertion. Un Transfert de Savoir Faire collectif.

Le « lean farming » (management maigre applique à la ferme) est issu de l’industrie automobile japonaise des années 90. Cette importation exotique est assumée ici dans ses méthodes et résultats, même si, après deux jours de débats, la nécessité d’un intitulé plus « cocagne » s’impose…

On est dans une philosophie de l’économie du geste et de la matière (qui ne serait pas sans rappeler certains fondamentaux de la permaculture), concrétisée par la formulation et l’application de règles de RANGEMENT.

Cette discipline du rangement redéfinit les postes et l’organisation du travail en application des règles des 3 M (Muda, Mura, Muri).[1] Photos à l’appui, Valérie Fesneau, cheffe de culture, nous montre comment l’art du rangement est un art de la recherche de la valeur ajoutée sur le jardin. On comprend bien – par déduction – que la chaine de production se voit appliquée un « bon sens » de spécialisation des lieux (récolte, collecte, paniers, entrepôts, livraison) et de tâches de travail sous conduite managériale serrée (le rôle clé du manager gestionnaire de cette « amélioration continue » censée emmenée les salariés à la recherche des Muda, Mura et Muri cachés). Il s’agit de débarrasser, de ranger, nettoyer, standardiser et impliquer. « Le résultat est spectaculaire » annonce Valérie cette fois-ci chiffres à l’appui (1450 adhérents, plus de 1000 paniers hebdo, un magasin de producteurs, 2 marchés etc.).

Les premières réactions fusent à la présentation du dégraissage impitoyable … « il y a des choses inutiles qui rassurent », « on ne parle pas des gens là ? » « des choses qui nous isolent, et qui peuvent toujours nous servir »… On se doute qu’il n’est pas toujours facile d’appliquer la « neutralité » des espaces industriels avec un environnement souvent affectif des logiques artisanales de production, ces questions interpellent sur la conception du poste de travail et donc du travail pour l’individu en situation optimisée… Ces réactions sont des réflexes de recherche de conformité avec l’esprit et la lettre des jardins de Cocagne. Cet équilibre des contraintes et contraires entre l’économique et le social, l’agriculture et l’insertion, le métier et le support, l’intensif et l’extensif etc. Le temps de la visite est venu, toujours impressionnante avec ce double résultat des investissements productifs (+2M€) organisés par et pour le lean management. On découvre (heureusement pour les puristes) que les innovations technologiques relèvent souvent de la débrouille (ça c’est cocagne !) , le Lean ou l’art de la récupération intelligente. Tout est pensé simplement pour les postes de travail en articulation avec toute la chaine de production-distribution. L’exemple le plus parlant : les balais, les caisses, les laveuses situés par le fameux « code couleur » qui identifie à chaque fois les espaces, les postes liés, mais aussi les jours et les personnes.

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Abandonnons le « lean » (ce mot ne va plus concédera Valérie) pour voir ici l’adaptation au poste de travail, c’est-à-dire aux publics de l’insertion. La chaine se veut lisible, claire, sans obligations de consignes maintes fois répétées ; le travail ouvrier se veut ergonomique, avec des caisses faciles d’usages et ne pesant pas plus de 10kg, des outils toujours performants, une attention à la sécurité omniprésente, une mise en situation apprenante par l’application de ces standards. Des normes de fonctionnement qui régulent l’organisation collective de la production jusqu’à la commercialisation. Ici pas de doute, il y a bien une « vigie », une « tour de contrôle » qui valide l’organisation et son optimisation commerciale. Valérie nous montre le logiciel dédié et développé pendant de long mois douloureux qui permet de gérer tous les stocks, le frais, les intrants pour un panier optimisé à poids égal toute l’année avec une composition à haute valeur ajoutée qui fait gagner de l’argent au jardin. Une composition varie et on visualise toute de suite les écarts de coûts et donc de prix.

Valérie insiste sur le fait qu’il s’agit de lutter contre le burn-out de l’encadrement qui répète toujours et encore les mêmes consignes, contre les accidents, pour les non francophones ; elle avoue que cela nécessite beaucoup de « formation » (dégagée sur le temps non gaspillé des salariés) pour maintenir la philosophie et l’application des standards.

« Mais du coup, c’est toujours les mêmes personnes aux mêmes postes ? » s’interroge un participant. Une question clé pour une réponse plus ambigüe, la spécialisation des postes est nécessaire pour éviter la fatigue des encadrants notamment » même si les postes tournent quand même, une personne formée assure la rotation, chaque matin une réunion de démarrage cale l’organisation en 5 à 10 mn, 10 à 15 mn avec l’équipe au complet tous les lundis.

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La matinée du vendredi s’est voulue « réflexive » avec un débat ouvert et organisé entre les convaincus (nombreux) et les interrogatifs (fermes) du dispositif. 4 grandes questions sous-tendent la duplication d’un tel modèle qui s’est constitué par une remise en cause de la cheffe de culture sur son management, au sein d’un jardin spécifique (comme tous les jardins), avec une grande diversité de parties prenantes très impliquées (un couple de direction là depuis 20 ans, des bénévoles anciens salariés, des bénévoles administrateurs, 7 encadrants d’horizons divers…) :

-          Y a-t-il une taille minimum pour le lean management ?

-          Faut-il la stratégie des petits pas ou celle de la vision stratégique d’ensemble ?

-          Quel risque de sur-process au final pour respecter consignes et standards ?

-          Le lean management favorise t-il l’autonomie des ouvriers (en insertion) ou une taylorisation accrue des tâches ?

Là aussi, il semblerait que « la taille ne compte pas », que les « petits pas » sont utiles à une vision stratégique de CA.

Enfin, le « lean management » oppose les points de vus depuis longtemps, vécu comme une remise en cause du taylorisme, il a été et est toujours mis en œuvre pour accroitre les gains de productivité et satisfaire le client sans aller au bout de sa logique qui est le bien être des salariés. On l’accuse ainsi d’intensifier le travail et de réduire les solidarités de groupe (si l’un prend du retard…).

A Thaon-Les-Vosges, le Jardin de Cocagne cherche un nouveau mot pour expliquer son projet d’amélioration continue de la qualité de vie au travail sans renier la recherche de valeur ajoutée, de celle qu’on réinvestit immédiatement dans la formation des encadrants et des salariés. Pas de doute, on ne met pas en place du « lean farming » en situation de crise, à la recherche de profits rapides, on y pense à l’issue d’un vrai travail de réflexion individuelle et collective sur l’organisation du travail insertionnel en agriculture. Il y a là matière à penser des articulations pratiques avec la logique d’une « organisation réflexive du travail » proposée dans le cadre du séminaire ATEMIS depuis quelques semaines. Le management « maigre » pourrait-il favoriser une réflexivité « riche » entre salariés et encadrants, bénévoles et consommateurs ?

 


[1] La méthode 3M identifie 3 ennemis du lean management :

·         Muda (gaspillage) : toute activité dans un processus qui n’apporte pas de valeur

·         Mura (irrégularité) : toute variation conduisant à des situations déséquilibrées

·         Muri (excès) : toute activité impliquant des contraintes ou des efforts déraisonnables du personnel, du matériel ou de l’équipement

 

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